Mur-mur

par David Katane

Protégé. Vivre protégé. Quelle folie ! Quelle folie nécessaire ! Se protéger des horreurs du monde. Protéger ses enfants. Accéder à un certain confort. Le défendre.

Et puis, et puis l’horreur qui vient de l’intérieur. Du cœur de la zone de confort. Violence. Cris. Disputes. Jalousie. Envie. Ennui. Faire exploser les murs capitonnés du bonheur petit bourgeois. Partir pour la vie sauvage. Pour de faux.

On rêve. On aménage. On résout les conflits. On fait rentrer la folie à petite dose. On enlève le capitonnage. On regarde les murs s’effriter. C’est sale, c’est pauvre, c’est vieux. C’est beau. La vie sauvage du mur qui s’effrite. Je lèche la peinture qui s’écaille. Je tombe malade. Cancer. Quelle aventure fantastique ! Mais comment mourir ailleurs et autrement qu’en cachets, tubes, oxygène.

Comment mourir dignement ? C’est à dire, sauvagement, un peu, pour de faux. Mourir dignement : c’est peut-être ça que je cherche en vivant dignement. A petits pas feutrés, fébriles, hésitants, tant j’ai fait de mal, tant je ne sais pas, tant mes pulsions sont mesquines, éphémères, erratiques. Je me méfie de moi. J’avance doucement. Dignement.

J’ai mis tant de temps à atteindre cet équilibre vivable. Et après ? Et pendant ? Et avant ? Comment continuer ? En me protégeant de l’ennui, de l’horreur, de la vie, de la mort ? Est-ce donc cela mon grand projet, mon grand œuvre ? Trouver une voie entre la vie et la mort, un passage à-pic ou un col rond, qui m’évite les plus grands ennuis. Exister, sans faire aucune des erreurs des humains jusque-là. Est-ce donc cela que ma mère appelait chez moi « curiosité » ? Elle devinait sûrement cette bizarrerie de quelqu’un qui voudrait échapper à tous les malheurs et à toutes les bassesses, quelqu’un qui voudrait ne pas y toucher, si élevé, si au-dessus. Pauvre mère. Pauvre fou.

Ma voie. Mes murs. Cul-de-sac. Voie sans issue. Dois-je retourner sur l’avenue ? Reprendre l’exploration labyrinthique de la vie-ville et refaire les mêmes erreurs, plus vieux, plus lent, plus sage, plus fort, plus faible, plus responsable.

Je ne sais pas. Je n’ai rien à faire. Rêvasser. Danser. Prendre des photos. Écrire. Ah, la revoilà la bonne vieille question de mes 17 ans : que faire ? Pourquoi ? Quel sens ? Mais j’apprécie, cochon, avec quelle sérénité ces questions résonnent en moi. Ah, comme elles m’ont fait peur, comme j’ai tremblé, comme elles m’ont agité, comme j’ai été terrifié par ces monstrueuses interrogations. Mais aujourd’hui, je les encaisse en vieil esprit bedonnant. Elles ne m’atteignent plus vraiment. Ne serait-ce pas pire ? Ne me définissaient-elles pas ? J’ai 45 ans. J’ai les angoisses grasses, sucrées et classiques de mon état : que faire de l’autre moitié de mes années ? Quelle chose belle créer et laisser à mes enfants comme souvenir fier de leur père ?

Qui ? Qui pourrait partager avec moi cette errance sans empreinte et sans conquête ? Personne. Il est un pays en moi où je suis condamné à rester seul. Je dois défendre cette solitude, d’où je peux quand même vivre avec les autres. Car celui ou celle qui me suivrait là ne trouverait que larmes, vides, aléas. Je me connais mieux. Je connais ces paysages. J’ai marché en moi. Je me suis marché dessus. J’ai essayé d’être hors de moi. Heureusement, je suis apatride, polyglotte et je sais fabriquer des passeports.

Comment ça va ? Rien ne va plus. Comme elle est belle, cette formule de roulette. Philosophie de vie. Rien ne va plus. Je m’abandonne au hasard. Devenir numéro. Devenir perle sur laquelle on mise. Objet de désir et d’attention qui peut faire gagner quelque chose. Voilà. Moi, mur, passif, je rêve qu’on fasse quelque chose de moi, qu’on me parle, qu’on me pare, qu’on me déplace, qu’on me grave. Et alors, je pourrais traverser l’espace et le temps, entre la vie et la mort.