De l’angoisse à en crevette

Je connais l’angoisse depuis longtemps. Elle est ma sœur. Elle est là, souvent, discrète mais bien présente. Comme le bruit de fond cosmologique. Un bruit de fond psychique et corporel. Elle ressemble à un trou, un vide, avec un bord. Elle est faite de métal et de chair dure, matières traversées par un courant électrique soutenable mais désagréable. Ça grésille le long de mes lèvres, au bout de ma langue. Ça étire en pointes fines mes battements cardiaques, comme une excitation d’exister sur le point de mourir.

L’angoisse est une sœur qui vient à la maison quand je n’ai plus trop de chats à fouetter. Elle aime ma liberté et s’y baigne, transformant l’eau vive de ma joie en liquide légèrement acide et aigre. C’est quand je pourrais profiter de la vie, comme on dit, qu’elle débarque avec ses grosses valises pleines de gouffres et qu’elle me transforme en crevette chétive, frissonnante et interdite. Kafka, c’était cancrelat. Katane, c’est crevette grise. Qu’est-ce qu’ils ont, ces juifs, avec les arthropodes ?

Je sais à peu près comment lui fermer la porte, à ma soeur. En agissant. En obéissant. L’activité du corps, la soumission à autrui, le respect scrupuleux d’un script occupent l’esprit. Ne pas penser, faire comme d’habitude, acquiescer ferment la porte à l’angoisse. Quand je suis à ce que je fais, je ne suis pas là. Repasse plus tard. Stratégie du flow.

Mais qu’est-ce qui m’angoisse ? Qu’est-ce qui en moi appelle ainsi ma soeur si souvent ?

Être à côté de la plaque du réel, tendre la main et manquer la poignée de porte, trébucher en permanence, bafouiller, que mon esprit n’ait plus accès ni à la réalité matérielle ni au sens commun, et qu’il s’enferme lui-même. La peur de m’effondrer par terre ou de sombrer dans la folie.

Les attentes des autres, réelles ou supposées, et mon incapacité d’y répondre, et mon refus d’y répondre.

L’incertitude généralisée quand à ce que je peux savoir et quand à ce que je veux.

La conscience de mon impuissance comme de ma fainéantise.

La crainte de ne plus rien contrôler.

La crainte d’être rejeté comme un vilain bébé dont on ne veut pas. La crainte de rejeter tous mes proches.

La honte et la culpabilité de mon mépris, de mon sentiment de supériorité doublées de la honte et de la culpabilité de n’être pas à la hauteur de mes ambitions, d’être un médiocre inconnu.

Le vieillissement et la mort.

Ce qui pourrait arriver de grave à mes enfants.

La solitude face à la mort à venir des mes parents.

L’horreur d’avoir une vie, un emploi, un lieu de vie, un corps bien déterminés, quand tout en moi aspire à l’illimité.

Ça fait beaucoup, n’est-ce pas ? Certaines misères sont très communes et l’humanité passe son temps à inventer des anxiolytiques pour les dissoudre : sexe, drogues, loisirs, art, etc. D’autres sont plus personnelles. Quelles contradictions paralysantes ! Quelle ambivalence sulfurique ! C’est moi, et j’ai trop longtemps caché ce visage affreux aux autres.

Ma grande fragilité m’apparait ainsi plus clairement avec l’âge, et je comprends pourquoi j’ai si longtemps fui, pourquoi j’ai tant eu peur, pourquoi j’ai cherché tellement d’années un refuge, un graal, une âme, un groupe, un livre, un maître sans jamais le trouver. Car tout ce que je touche est soudain touché par ma sœur. Et elle sait bien, sorcière, contaminer ce que bon lui semble. Quand je crois avoir trouvé la solution à mon problème, mes contradictions se chargent d’en dissiper les effets bénéfiques. Je corrode mes corps-odes.

Pourtant, je l’aime, l’angoisse. Comme une sœur. Elle me définit. Fait partie de mon identité. J’aimerais qu’elle puisse habiter chez moi sans que j’essaie de la chasser. Vivre avec elle. Et même, idéalement, en faire une source de bonheur. En faire quelque chose pour exister pleinement, et non pas faire quelque chose pour l’anéantir. J’aimerais pouvoir apprécier son goût dans ma bouche comme j’ai appris à savourer un whisky tourbé. J’aimerais transformer son énergie en danse, trembler sans risque de tomber et que ce tremblement appelle un dieu, un paradis, une transe. Un corps-ode de crevette devenue rose-angoisse.