Coffuicide. What else ?

par David Katane

Longtemps, j’ai évité d’en parler explicitement. D’y penser en prenant le temps. J’avais peur. J’ai pourtant lu Camus. Imaginé un théâtre du suicide. Mais j’avais peur que cette idée ne guide ma main et qu’elle ne me mène à la catastrophe. Me suicider : voilà qui serait une grosse bêtise, qui mettrait tous mes proches dans l’embarras. Ce serait mal. Je me ferais gronder. Et je serais oublié. Fin de l’histoire. Le monde passerait à autre chose. Alors que moi vivant…

Aujourd’hui, en courant, une clarté s’est faite. J’ai réalisé que mes pensées confusément et abstraitement suicidaires (aucune image ni même aucune envie du geste, juste une sensation de grand vide, une disparition) que mes pensées, donc, n’étaient pas que le fruit d’une histoire et d’une personnalité curieuses. J’ai compris qu’elles avaient aussi à voir avec l’époque. Avec ce que c’est que d’être un humain programmé pour l’espoir et le progrès. Ma sensation de vide est en partie l’écho individuel et banal d’un grand cataclysme anthropologique souterrain.

On entend de plus en plus dire que le progrès tel qu’il s’est manifesté depuis quelques siècles (Renaissance ou Révolution, peu importe) s’est révélé plus maléfique que bénéfique, essentiellement sur le plan écologique. Bien sûr, les défenseurs de l’idée de progrès ont encore de beaux arguments devant eux : l’humanité ne vit-elle pas mieux aujourd’hui sur le plan de l’alimentation, de la santé, de la sécurité, de l’éducation, de la compréhension du monde ? Quand même : avoir un bac+5, être cadre, avoir une famille avec enfants, un beau pavillon, être soigné de façon efficace, faire du piano ou lire Science, n’est-ce pas une meilleure manière d’être humain et n’est-ce pas mieux vivre que par le passé? Évidemment. Ce ne sont pas ceux qui aimeraient en être ou ceux qui ont perdu certains de ces avantages qui diront le contraire. Et ce progrès-là continue, pour une partie de l’humanité tout au moins. Il s’agit de garantir, de contrôler toujours plus efficacement les facteurs de la vie bonne : équilibre alimentaire, prévention des maladies, recul de la mort, résolution des conflits interpersonnels, régulation des troubles psychiques.

Mais quand on y est, quand on a à peu près tout ce qu’on peut désirer, l’affreuse question, le doute catastrophique surgit. Lacan écrivait « Encore ». Clooney s’interrogeait : « What else ? ». Oui, la question se pose, posée par l’ennui. Mais encore ? Quoi d’autre ? C’est tout ? L’humanité heureuse cherche plus de bonheur encore, plus d’intensité, d’autres nuances, des goûts nouveaux, des expériences radicalement inédites. Il est évident que ce sont là des angoisses existentielles de riches. Et que bien des gens sur Terre, y compris les riches, quand ils sont confrontés au malheur, à la perte, à la mort, à la crise, ne savent plus ce que c’est que l’ennui et l’envie d’autre chose. Ils désirent juste retrouver le bon vieux bonheur d’avant.

N’empêche. Les riches – disons à partir de 2500-3000 euros par mois – sont un moteur du monde, de l’économie, de l’art, de la science. Quand ils s’ennuient, ils inventent et font inventer. Ils se mettent en quête de voyages spatiaux, relationnels ou psychiques. Ils essaient tout. Ils en ont marre d’être eux-mêmes. Ils veulent du nouveau, hein Baudelaire. Nouvelles drogues, nouveaux sexes, nouvelles planètes, nouvelles sensations, nouvelles émotions, nouvelles relations, nouvelles méditations, nouveaux corps, nouvelles théories.

Cette hybris, on pourrait l’appeler la passion de s’altérer soi-même, de faire de soi-même un autre. Et même autre chose qu’un humain. Nous, les riches à la pointe du bonheur et du progrès, nous rêvons de comprendre, de sentir, de nous mouvoir, de penser comme des pierres, comme des mouches, comme des étoiles. Le marché le sait bien. L’avenir appartient aux vendeurs d’expériences totales.

Mais un dilemme se présente déjà et se présentera de plus en plus : cette expérience nouvelle, n’est-elle qu’une option de plus, qu’un facteur que je peux contrôler, circonscrire, ranger en sage souvenir pour redevenir moi-même, confortablement assis dans mon identité ordinaire ? Ou est-ce que j’accepte qu’elle me modifie, qu’elle m’emmène ailleurs, pour faire de moi quelqu’un d’irrémédiablement autre ?

La place prise par cette hybris dans le destin de l’humanité en tant qu’ensemble de conflits et en tant qu’espèce est décisive. Des forces gigantesques se soulèvent contre elle. Elle effraie, car elle ne mène nulle part, elle n’a aucun but. Elle ressemble et elle rassemble le plus sublime et le plus monstrueux. Notre défi face à ses effets est de trier l’acceptable et l’inacceptable en fonction de critères qui seront amenés à changer. Certains préfèrent le rejet en bloc. La nostalgie du bon vieux monde d’avant, stable, prévisible, modeste, équilibré attire les foules. Mais elle est illusoire. Toutes les espèces changent. La notre semble juste particulièrement impatiente.

Mais alors, quel rapport avec le suicide ? Avec mon suicide ? Avec ma sensation de vide ? Je crois que cette sensation est une réponse confuse à cette hybris d’altération, aux contradictions qu’elle soulève en moi, aux vertiges qu’elle provoque. J’ai envie d’y céder, pour chasser l’ennui, mais je me sens coupable et honteux. Qu’en penseront ceux qui ont choisi la nostalgie ? Ceux qui luttent pour le bon vieux bonheur de tous ? J’ai peur aussi, de ce que je pourrais devenir. Alors j’imagine que je disparais. Que tout s’effondre. Là aussi, en écho avec tous les fantasmes d’effondrement de l’imaginaire contemporain. Faire disparaître l’humanité pour ne pas affronter son inquiétante altération.

De mon côté, pour faire disparaître toute cette confusion et toute cette inquiétude, peut-être devrais-je goûter la nouvelle capsule Coffuicide ? Je pourrais ainsi savoir ce que ça fait de ne plus exister, et savourer ensuite la pure joie d’exister. What else ?