Touch scream, ou le burn-out de nos peaux de bébé, en attendant d’être définitivement pluggés

Continuons notre investigation du lien entre le bébé et la valeur.

Le capitalisme a parfaitement saisi l’importance capitale, l’intérêt, le profit qu’il peut tirer de ce lien. En faisant de nous des bébés, ou en nous maintenant à l’état de bébés, c’est à dire d’êtres fonctionnellement toujours branchés au réseau, il s’assure que nous produisions et fassions circuler la valeur.

Touch. Contact. Net. Plug. Link. Join. Flux. Cloud. Etre toujours et partout en contact, branché à des réseaux, réseaux eux-mêmes de plus en plus convergents, étendus, et intenses en flux de capitaux. Que la valeur se crée, circule et s’accumule, de plus en plus, de plus en plus vite, toujours et partout. Voilà la figure du capitalisme qui liquid(ifi), vaporise, fragmente toutes les formes, toutes les limites et toutes les consistances qui lui résistent, pour que ça circule mieux dans les tuyaux. De ce point de vue, l’idée, le débat et les résistances autour de la « flexibilité », de la « flexibilisation » du travail paraissent tellement ridicules comparativement à la puissance du mouvement en cours.

Pour opérer son travail de manière soft, par la stratégie de la séduction (quand il ne le fait pas par la stratégie du choc, cf. Naomi Klein), le capitalisme n’aurait pas pu trouvé meilleur allié que le désir incestuel, ce champion psychique de la confusion, de la liquidation des formes, limites et consistances, la mère étant aujourd’hui remplacée par le marché. Mater. Matrice. Matrix.

En effet, avec la disparition lente mais progressive de la famille, c’est la société, et l’Etat, et le marché, qui se parentalisent. Car, pour produire des humains viables, c’est à dire productifs et consommateurs, il est absolument nécessaire que quelqu’un exerce la fonction parentale, ou ce que Winnicott appelle un environnement suffisamment bon. C’était hier la mère, le père, la nourrice, ce seront demain les représentants des marques, du marché, de la marchandise. Dîtes merci à papa et à Pampers. Car c’est le même mot, merx, qui a donné merci, marchandise, marché, commerce (doublement sexuel et économique).

L’être pluggé – et par-là augmenté (cf. l’augmentation en valeur qu’est la plus-value) – qu’on trouve dans Matrix ou Avatar font évidemment penser au bébé, à la fois impuissant et tout-puissant (puisque c’est la même chose dans l’état de confusion du nouveau-né). Dans le réseau, branché, ce bébé est simultanément rien et tout. Hors du réseau, débranché, il n’est plus rien du tout. En perdant le lien, il perd l’énergie, le savoir, le pouvoir, etc.

Le cordon qui lie cet être au réseau, et le bain dans lequel il baigne, assurent son absence de limites, donc de résistance. Le smartphone ou le pad sont les cordons ombilicaux que l’on rêve de (re)greffer à l’humain. Rêve incestuels, à coup sûr. Rêves fous. Pouvoir appeler maman, papa ou son prestataire à tout moment, sans même avoir à lever le petit doigt. Mais aussi pouvoir être appelé à tout moment par son client, sans pouvoir refuser l’appel.

Cette absence de limites génère un état de confusion et de sur-excitation, qui font penser à la psychose, à la régression dans la désintégration psychique pour cause d’empiétement continu de l’environnement dans les limites de la personne (effets : paranoïa, maniaco-dépression, dépersonnalisation, etc.).

Symptôme parmi tant d’autres : le burn-out du cadre. C’est une immolation sur l’autel du capitalisme, une sur-stimulation qui brûle la peau, efface de force la limite gênante entre soi et le réseau, en attendant de pouvoir directement brancher le câble sur le corps, histoire d’éviter ce genre d’accident malheureux lié à la séparation. Si les moines bouddhistes s’immolent pour résister, les cadres s’immolent et sont immolés par manque de résistance.

Résistance. Justement. Comment ? Couper le cordon. Couper le portable. Couper l’accès aux mails. Ce qui se joue là, c’est à la fois le garantie du respect des rythmes biologiques et pulsionnels (repos, digestion, défécation, expression de soi, etc.) et c’est aussi le sevrage, la perte, l’entrée dans la séparation et le symbolique (non, nom, langage, interdit, deuil, etc.). Ne pas répondre. Ne pas répondre tout de suite. Ne pas répondre sur le même mode ou sur le même ton. Répondre à côté. Répondre le contraire. Voilà des actes de résistance qui redéfinissent une limite.

Les enjeux du branchement permanent au réseau renvoient nécessairement au mode de communication avec les parents. On peut ainsi faire l’hypothèse que les enfants sont aujourd’hui soumis de la part des parents et de leur environnement plus général (ville, école, médias) à une sur-stimulation croissante qui les rend de plus en plus dépendants d’un branchement permanent. Ils deviennent de plus en plus incapables de se reposer, de s’ennuyer, de se séparer. Bref, des drogués polymorphes, qui passent de l’euphorie à la dépression entre deux doses : de sexe, de rencontres, d’expériences, de voyages, de drogues douces et dures, d’identités, etc. Il est facile de faire le lien entre les cordons ombilicaux blancs du pad, de la cigarette, de la seringue ou de la ligne de cocaïne.

Puisque nous évoquons la communication entre parent et enfant, rappelons qu’elle est foncièrement inégale, asymétrique. Le parent peut, sait et doit tandis que l’enfant ne peut pas, ne sait pas et ne doit pas. Le parent doit répondre et c’est ce qui fait sa responsabilité. Il doit répondre de sa réponse à l’enfant. L’enfant n’a à répondre de rien.

Ainsi, dans l’injonction au branchement permanent, on impose non seulement la sur-stimulation, la confusion mais aussi la sur-responsabilisation. L’être pluggé doit répondre à tous les bébés qui l’appellent de même que les autres doivent répondre à ses appels de bébé.

Mais qu’est-ce qui circule donc dans le réseau qui relie les bébés ? C’est justement leur valeur (dans Matrix et Avatar, leur valeur réside dans leur énergie, souvenons-nous des champs de bébés cultivés par les machines). Le réseau capitalise, ou investit, en eux, comme dans des micro-usines à produire de la plus-value. Puis il en tire aussitôt que possible son retour sur investissement. Chaque micro-usine peut indifféremment produire du savoir, des idées, de l’art, de la merde, de l’argent, du spectacle ou des chaussettes : peu importe, puisque tous les capitaux (cf. Bourdieu) sont équivalents du point de vue de la valeur (du Capital comme principe). L’important, c’est que de la valeur soit produite, qu’elle circule et qu’elle s’accumule.