La maman, la putain et le Starbucks.

Whiskys. Clopes. Baises. Histoires. Plans fixes. Plans culs. Plans vides. Plans plans. Plans sombres. Plans américains. Plans B. Plans D. Plans foireux. Plans à deux. Plans à trois. Plans fonds. Plans sons.

Devenu plan, je plane après ce film d’Eustache avec Léaud et Laffont et l’autre femme. Bavard narcissique aux doigts pianistes et autistes. Je retrouve le gamin, le fou pervers et triste et joyeux et libre des Quatre cents coups. Il monte et il descend et il remonte. Au rythme de ses érections digitales et de ses éjaculations verbales, on bande haut, on se redresse, quelque chose se passe, on descend et on jouit même mou. Léaud et les bas, tout y est et nous n’y sommes pas. La vraie vie, la voilà. Et moi, je n’existe pas.

Je finis de regarder La maman et la putain au Starbucks. Wifi gratuit. Double expresso. Je prends le temps. Sans femme ni enfant. Je suis libre et pourtant. Je suis libre en regardant ce film. En devenant ce film. Hors de là, point de salut.

Ce temps. Cette lenteur. Et quand les couples quittent la scène, il reste le banc, la table, la rue. Un trou. Deux trous du cul partent, un grand trou de rue reste.

Film long. Deux à trois fois la durée d’un film d’aujourd’hui.

Le temps, long. On respire. On a le temps d’étouffer. Etouffer sous les mots. Etouffer sous le même. La répétition compulsive. Les boucles, parfois spirales, qui retombent.

L’espace, clos. On revient. On y retourne. Deux magots. Flore. Voiture. Chambres.

Des hommes et des femmes qui se croisent, se doigtent, se battent, parlent, parlent, parlent.

Le téléphone sonne. La musique joue. On parle. On prend rendez-vous. On se quitte. On se retrouve. Whiskys. Clopes. Baises. Histoires. Plans fixes. Trous. Culs. Vides. Et ça recommence.

Ça parle beaucoup. Ça ne fait même que ça. Avec boire, fumer, baiser. Parole, alcool, feu, fumée, tabac, bites, cons, culs. Paroles mises en équivalence avec tout ça. Les mots et leur rapport avec la jouissance, avec l’attachement, avec l’amour. Parole qui flotte comme les draps sales. Léaud marche avec ses chaussures sur le lit. Liberté sublime. Quand je pense à tout ce que j’interdis à mes enfants. Les lits sont sales et on croit qu’ils sont propres. On les réhausse, on change les draps, on interdit les chaussures, on rend les villes propres pour protéger les lits. Mais ils sont sales, sales de nos nuits, de nos baves, de nos spermes, de nos morves, de nos poils, de nos pets, de nos gastros, de nos miettes, de nos peaux, de nos dos, de nos disputes, de nos baises médiocres, de nos rots, de nos ennuis, de nos peurs ridicules, de nos sueurs chaudes, de nos mépris, de nos tons condescendants, de nos jugements, de nos trahisons. Sales lits. Ce film nous le rappelle et nous libère de ce propre qui nous tue vivant. Nous plastifie. Nous plastique. Boum. Bruit de sac de supermarché qui éclate. Nos corps fins et non biodégradables. Qui remplissent les estomacs des pélicans.

Dans ce film, on parle tout le temps. Je pense à Ordet. La parole. Autre vieux film sublime. Tout le contraire de La maman et de la putain. Et pourtant. Des humains se racontent des histoires, en huis clos. Ils parlent. Dieu n’est plus là, alors ils parlent, sans fin. Des fous prisonniers qui se libèrent par les mots. Qui jouissent par les mots. Qui se sauvent par les mots. Résurrection.

Au prisme de ces vieux films, notre monde paraît si faux. Et pourtant quoi de plus faux que le jeu de ces acteurs théâtraux. Ce faux même est si puissant qu’il fait éclater notre vérité comme plate, plâtre. On bouche les murs. On rénove. Les villes sont propres. Les gens sont propres. Les choses partout. Ce plein partout tout le temps. Lisse. Combien de gens sont encore beaux ? Combien reste t-il de regards ? Ici, tout n’est qu’excitation et sécurisation. On veut être sûr de tout, même de jouir et de bien mourir. Que tout soit égal. Proprement. Remplissage. La terreur d’avoir faim, la terreur de ne plus avoir faim.

L’amour. La parole. Parle moi. Parle moi comme maman me parlait quand j’étais dans son ventre, dans ses bras. Je vais sortir, dans le grand vide, et ta parole comblera tout. Je vais respirer, me remplir me vider des milliards de respirations, et ta parole me protègera de trop ou de ne pas assez respirer. Le rythme de ta parole, ta voix, régulera ma vie. Parle moi. Jusqu’au bout. Tant que tu me parles, je vis. Tu m’aimes.

Ces personnages, on ne sait pas ce qu’ils veulent. Et ils ne savent pas. Tout est confus. Vague. Flottant. Et renversé. Et sans condition. Libre. Ces films sont la liberté. Et nous grimacent notre laideur et notre aliénation. Aujourd’hui, nous sommes bourdieusiens, et nous enseignons les émotions. Nous recyclons, et donnons des leçons à des cons. Nous sommes rapides et nous mourrons sans âge. Comme ces films donnent l’impression que nous ne vivons pas. Que notre cinéma est pathétique. Nos mots authentiques sans aucune importance. Bien-être. Confort. Transparence. Coopération. Toutes les doxas, la dominante et les alternatives. Toutes les gauches, vieilles et pourries. « Le clignotant gauche ne fonctionne plus. Alors je m’arrange pour ne pas tourner à gauche ». Droite, droite, droite pour aller à gauche. Jolie stratégie. Jolie philosophie.

Dans le Starbucks, je sors une clope, mon whisky, ma queue, mon ordi, ma poésie, mes marques de bovin qu’on marque, et je chie dans le gobelet David. Je fais confiance pour que ça devienne un capital, un produit, un Macchiacato. J’investis.

Je cours après ces moments de liberté, ces moments d’existence : films, contacts, rires, rêves, vides, regards, échecs. Dieu, donne moi la force de chier dans le Macchiato et de boire les paroles qui rendent ivres. Paroles de gamin, de maman et de putain. Silences sales sur lesquels on monte avec nos chaussures douteuses.